O mort, où est donc ta victoire ?


« C’est seulement une heure après la mort que, du masque des hommes, commence à sourdre leur vrai visage ». Cette réflexion d’André Malraux dans son roman L’espoir,   consacré à la guerre civile d’Espagne, fait écho à celle de la servante d’un bar, où on vient de déposer le corps d’un aviateur républicain descendu dans un combat : « Il faut au moins une heure, dit la femme, pour qu’on commence à voir l’âme »[1].

Jorge Semprun, lui aussi républicain espagnol et écrivain, déporté encore étudiant à Buchenwald, s’est souvenu de ce texte quand il s’est trouvé couché contre un camarade de son âge en train de mourir : « Son vrai visage avait été défait, détruit, il ne sourdrait plus jamais de ce masque terrifiant, non pas tragique, mais obscène… Je commençais à comprendre que la mort des camps, la mort des déportés est singulière : elle met radicalement en question tout savoir et toute sagesse à son sujet… Je regardais le visage de François L. sur lequel on ne verrait pas apparaître l’âme une heure après sa mort. Ni une heure, ni jamais. L’âme, c’est-à-dire la curiosité, le goût des risques de la vie, la générosité de l’être-avec, de l’être-pour, la capacité d’être autre, en somme, d’être en avant de soi par le désir et le projet, mais aussi de perdurer dans la mémoire, dans l ’enracinement, l’appartenance ; l’âme, en un mot sans doute facile, par trop commode mais clair cependant, l’âme avait depuis longtemps quitté le corps de François, déserté son visage, vidé son regard en s’absentant ».[2]

Résonne alors  en nous la parole du prophète Isaïe : « L’apparence n’était plus celle d’un homme », plus du tout, plus jamais, sans la moindre seconde de résilience. Comme si la chaine de l’humanité avait été brisée, la communication interrompue. Et qui rétablirait cet anéantissement ? En mourant, François L. murmurait les paroles du philosophe Sénèque : « Post mortem nihil est ipsaque mors nihil » ? Après la mort rien, et la mort elle-même n’est rien[3].

Ici, notre foi chrétienne nous propose Jésus-Christ. Je ne pense pas, malgré Semprun, que corps et âme soient des mots faciles et commodes, car ils sont distincts et pourtant ils s’impliquent l’un l’autre ; ils ne se confondent pas, mais si on les sépare, ils perdent sens. Semprun a raison cependant : ils sont clairs et on peut les utiliser.

Dans son corps donc, Jésus avait vécu de l’âme : de la générosité de l’être-avec, de l’être-pour, de la capacité d’être en avant de soi par le désir et le projet du Royaume de Dieu. Dans son âme, il avait vécu du corps : l’enracinement dans sa terre qu’il n’avait pas quittée, qui l’avait nourri, sur laquelle il avait dormi ; l’adhésion à son peuple à qui il appartenait et dont il espérait tout. Et il était mort : pas une mort de déporté, mais une mort de crucifié, procédant comme l’autre d’une haine infinie.  Une mort singulière, que Jésus n’avait pas provoquée, avec laquelle il n’était d’aucune manière complice. Une mort à laquelle le Dieu du Royaume, son Père, ne l’avait pas soustrait, le laissant au contraire dans les affres de l’abandon qui ravageait son visage. Une mort qu’il avait acceptée et offerte : « Père, en tes mains, je remets mon esprit ». Une mort qui, en un sens, englobait toutes les autres.

Après une telle mort,  l’âme de Jésus n’a pas attendu une heure pour sourdre et pour illuminer le corps. Celui-ci n’était pas descendu de la Croix que le chef du peloton d’exécution l’a vue se dessiner : sur le corps à peine inanimé, sur le visage du mort, il n’y avait plus la moindre trace de la haine des hommes ; on voyait au contraire apparaître l’âme : « Cet homme était un Juste » dit-il (Luc. 23, 47). Plus profondément encore, ce centurion païen a, le premier de tous les hommes, reconnu la gloire de ce mort : « Vraiment celui-ci était Fils de Dieu » (Mc. 15.39).

Les paroles de Pierre au premier discours des Actes prennent alors tout leur sens : « Dieu l’a relevé en le délivrant des douleurs de la mort car il n’était pas possible qu’il fût retenu par elle » (Act. 2,24).

La figure tragique dessinée par Malraux et Semprun se renverse et se transfigure.  Le corps de Jésus n’a a pas eu le temps de devenir cadavre ni cendres ; son âme ne s’est pas attardée on ne sait où. La résurrection est en fait l’exaltation de ce corps, à la fois détruit et rayonnant de justice, et de cette âme généreuse, un instant seulement absentée pour libérer une transfiguration.

Dira-t-on  que le corps est réanimé et l’âme réincorporée ? Leurs épousailles se reconfirment dans l’aura du sacrifice de l’Homme qui fut sans péché et apparaît « tel qu’en lui-même enfin l‘éternité le change », à hauteur de Dieu et de Monde. Désormais revêtu sans entraves de la Gloire du Fils, l’Homme nouveau s’étend à la mesure de tout le cosmos, de toutes les populations depuis le commencement : le Corps du Christ, l’Eglise, l’Humanité, les Anges et quoi encore ?

Christ est vraiment ressuscité et nous en Lui.



[1] André Malraux, L’Espoir (édition de La Pléiade Paris, 1996, tome I, p. 138-139).

[2] Jorge Semprun, Le mort qu’il faut, Folio, 2003, 176-181.

[3] Ibid. p. 208.

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