Sur la « saga » biblique


Un des derniers fragments écrits par Paul Ricoeur et publiés après sa mort, s’intitule « la Saga biblique »[1]. Il s’agit de sa réaction au fameux livre de Finkelstein et Silberman, La Bible dévoilée, qui attribue à des auteurs contemporains ou postérieurs à l’Exil la rédaction des livres bibliques, et questionne donc fortement l’historicité des récits concernant non seulement Abraham et Moïse, mais David et Salomon. D’où est née depuis la nouvelle interprétation de l’histoire d’Israël, entreprise aujourd’hui par bien des auteurs, Thomas Romer, Jean-Louis Ska, Mario Liverani…

Ricoeur admet donc la perte de l’illusion d’ une historicité substantielle, qui était déjà l’illusion de saint Paul : Abraham, Moïse, figures inventées ? Cherchant alors le sens du fait que les auteurs du VIe siècle aient rédigé une telle « saga » il y voit un essai de théologie politique, destiné à situer la réalité post-exilique du peuple d’Israël sur le fond, 1. De la totalité du peuplement connu sur la terre : mettre  en valeur le « cousinage oublié » d’Israël avec l’humanité, 2. Du rassemblement de tout Israël en un seul, quoi qu’il en soit des divisions claniques du passé ; les figures de David et de Salomon interviennent alors comme figures symboliques de l’unité présente. Donc, il s’agit d’une immense mytho-poièsis destinée à fonder la prétention théocratique de l’Israël d’après l’exil. Or ce qui justifie pour Ricoeur ce travail titanesque, c’est qu’il n’est pas orienté à une nouvelle idolâtrie, à un polythéisme, mais à un Dieu sans image « aniconique », celui que le schema Israël invite à écouter. La saga est là pour introduire en quelque sorte le vrai Dieu et l’éthique biblique. Et c’est par là que la Bible se distingue de l’Iliade et de l’Odyssée, on pourrait dire aussi de l’Enéide.

Ces explications de Ricoeur donnent fortement à penser. Il faudrait les reprendre à la lumière d’ouvrages publiés depuis et qu’il n’a pu connaître. Pour poursuivre la recherche, il faudrait penser davantage au fait que ce Dieu aniconique (adjectif négatif) s‘est révélé comme Parole en vue d’une alliance qui demande la foi. La mytho-poièsis serait là pour acclimater la perception de Dieu et de l’histoire comme don et construction d’alliance : don, d’abord pour l’Israël libéré, puis pour l’universalité des hommes ; histoire, car le récit symbolique permet de pressentir une suite, celle-ci non mythique, à la  Parole de Dieu, à l’écoute des hommes, à l’alliance achevée.

Cela écrit, je me demande si la décision de ne tenir compte que des données littéraires que si elles sont appuyées sur l’archéologie (c’est le parti pris par Finkelstein et Silberman) n’a pas quelque chose d’excessif, dans la mesure où elle ne reconnaît pas assez la réalité et la puissance de l’oral dans les civilisations anciennes. Dans l’Afrique subsaharienne, il n’y a quasiment pas aujourd’hui de vestiges archéologiques, mais il y a des traditions orales que les griots transmettent sans faute de génération en génération. Cette mémoire orale véhicule certes des mythes d’origine, mais elle peut impliquer aussi des souvenirs historiques.  Je pense ici au livre Roots, qui raconte la recherche de ses origines familiales menée par l’afro-américain Alex Haley, et à l’émotion de ce dernier lorsque, écoutant la récitation par le griot d’interminables généalogies, il entendit une phrase qui se référait clairement à la disparition de son ancêtre emmené en captivité. De même, n’y a-t-il aucune trace de mémoire orale dans les constructions du Deutéronomiste et/ou du Sacerdotal, qui procurerait un arrière-fond autre que totalement mythique à l’histoire des patriarches et des pères ? Comme le dit Ricoeur, il y a une déception d’avoir perdu une « idole historique » : Abraham, Moïse. Mais ces noms sont-ils tout idole ? La déception est-elle totale ? J’ai un peu de mal à m’y résoudre, au nom de la continuité du temps, mais aussi peut-être en considération du fait que les écritures primitives relatent des voyages : migration d’Abraham, exode des hébreux. Le voyage relève du récit, pas ou peu des vestiges archéologiques. Je ne sais  pas s’il reste des vestiges d’un passage des Pyrénées par les francs  vers le 8e siècle de notre ère : s’il n’y en a pas, on pourrait dire que la Chanson de Roland est une mythopoièsis et qu’on ne peut rien savoir de Charlemagne, création tardive de la littérature médiévale. On sait pourtant par ailleurs que Charlemagne a existé et joué un rôle important au début du 9e siècle, ce qui permet d’accorder un tout petit coefficient d’historicité  à la Chanson de Roland. N’en serait-il pas de même pour Abraham et Moïse ?-  On retrouve d’ailleurs le même problème à propos de l’historicité de Jésus : où est la part de construction dans les évangiles ? où celle des souvenirs vrais ? Et surtout : dans quelle mesure des souvenirs vrais sont-ils essentiels à la construction de la foi ?


[1] Dans Paul Ricoeur Vivant jusqu’à la mort, suivi de Fragments, Paris, 2007, 115-123

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