« La papauté foudroyée »


main-img-popesLe savant éditeur du Dictionnaire historique de la Papauté, Phlippe Levillain, intitule ainsi le livre qu’il vient de consacrer aux événement de 2013 [1] : la démission du Pape Benoît XVI et l’accumulation de « faits-divers » qui l’ont en partie provoquée, puis l’élection du Pape argentin avec les symboles qui l’ont accompagnée : le nom choisi, les gestes faits, l’installation hors du palais apostolique… Quand la foudre tombe sur un édifice, il est au minimum profondément lézardé ; parfois, il est plus économique de raser les ruines au sol et de reconstruire, à l’identique ou au contraire à frais nouveaux. Les événements de 2013 ont-ils « foudroyé » la papauté ?

Sous ce mot papauté, il faut entendre une figure qui s’est construite, modifiée, réformée au long de plus d’un millénaire. Figure religieuse d’abord, liée à la manière dont se sont développées dans l’Eglise d’Occident les convictions liées à l’apôtre Pierre et à la ville de Rome. Figure politique aussi, économique, sociale, en des temps où le religieux faisait partie de l’équilibre des sociétés humaines. Figure polémique aussi : le Pape de Rome et le Patriarche de Constantinople. Le Pape de Rome et l’Empereur d’Occident. Le Pape de Rome et les royaumes nationaux. Le Pape de Rome et les évêchés locaux. Le Pape de Rome et les nations européennes après l’ouragan de la Révolution française. Le Pape de Rome en face du péril de l’Islam, latent du VIIIe au XVIIe siècle, en face des hérésies toujours récurrentes et, plus récemment en face de l’incroyance toujours croissante. A l’époque contemporaine, désormais dépourvue de sa dimension politique mais non de ses convictions, la « papauté » était et est peut-être encore aux yeux de certains une vision et une organisation de l’Eglise fondées sur le primat absolu de l’élu du Conclave : sa juridiction générale sur l’orbis terrarum, sa juridiction ecclésiastique sur l’ensemble de l’Eglise, des églises et des évêques, son autorité doctrinale pouvant aller jusqu’à l’infaillibilité mais allant toujours dans le sens de l’incontestabilité, ses pouvoirs étendus, son indépendance politique – tout cela pensé selon le système théologique des Universités romaines, réglé par un monument juridique détaillé, le code de droit canonique, mis effectivement en pratique par un gouvernement de type exclusivement monarchique. Que cette vision puisse s’incarner avec une foi vive en Jésus-Christ et une humilité vraie, la sainteté de Pie XII, véritable icône de la papauté en son dernier état, en a donné la preuve. Mais la question reste : cette papauté aurait-elle été foudroyée par les deux papes aux noms tellement saints de Benoît et de François ?

Il faut peut-être en revenir à 1870. Le premier concile du Vatican avait alors promulgué une constitution sur l’Eglise, intitulée Pastor Aeternus, dont le prologue est significatif.  Ce texte [2] en effet fait état du dessein éternel de Dieu qui est de rassembler tous les hommes en l’unique Eglise de son Fils. Pour que ce dessein soit réalisable, c’est-à-dire pour que cette unité soit vive et vivante, Dieu a doté l’Eglise d’évêques caractérisés par la charge de maintenir cette unité.  Finalement, pour assurer l’unité de cet épiscopat, Dieu a élu le successeur de l’apôtre Pierre sur le siège de Rome. Le maître-mot de ce prologue est donc l’unité, attribut propre de l’Eglise du Christ, le service des évêques étant finalisé par l’unité de l’Eglise, celui du successeur de Pierre par l’unité du corps épiscopal. Cela étant, on aurait pu attendre que la Constitution annoncée par ce prologue contînt trois parties : en premier lieu, l’Eglise, puis le corps épiscopal, enfin le successeur de Pierre habituellement désigné comme le « Pape ». En réalité, comme on le sait, l’assemblée conciliaire a d’abord traité du Pape, et l’interruption du Concile a fait qu’on en est resté là.

Le second Concile du Vatican a repris la perspective dessinée au prologue de Pastor Aeternus, mettant au premier plan l’Eglise (Lumen Gentium), fruit de la Parole de Dieu (Dei Verbum)  célébrant le Mystère du Christ dans l’Esprit (Sacrosanctum Concilium) et vivant sa mission dans le monde des hommes qui est le sien (Gaudium et Spes). Dans cette perspective, la synodalité est la caractéristique propre de l’Eglise tout entière, l’Esprit saint assurant l’essentiel de la « symphonie chrétienne » au travers des charismes largement répandus. Le concert des évêques et l’autorité du Pape sont au service de cette synodalité et de cette symphonie pour la faire s’épanouir, et aussi pour contrer le diabolique et la division qui sont des tentations constantes. Qu’un évêque de Rome démissionne, qu’un autre envisage de quitter la fonction lorsqu’il pensera avoir joué le rôle qu’il pouvait, cela ne pose plus de problème de principe. Que l’évêque de Rome provoque une large consultation de l’Eglise, soutienne les synodes particuliers, écoute les évêques dans leur effort synodal, cela correspond exactement à son rôle tel que décrit par le prologue auquel je me réfère. Qu’il ait enfin le « dernier mot » dans une entreprise synodale précise comme par exemple la famille, c’est indispensable [3] (mais cela ne fait pas de ce dernier mot la loi définitive « des Mèdes et des Perses » (Dan. 6, 9, 13, 16) pour toutes les générations à venir !).

Vatican I n’avait pas eu le temps de faire la théorie complète de l’Eglise une. Vatican II l’a faite. Mais il a fallu encore cinquante ans avant qu’une entreprise vraiment synodale ait lieu. Peut-être ce temps était-il nécessaire. Sans doute certains signes d’une autre économie de l’Eglise devaient-ils disparaître. Maintenant, il y a beaucoup à réfléchir, à essayer, à mettre en place afin que la synodalité de l’Eglise soit ressentie comme la règle et puisse peu à peu donner toute sa mesure.

La papauté a-t-elle été foudroyée ? Le détonateur en tout cas avait été posé dès le Concile Vatican I. Mais l’Eglise, les évêques et le pape ne l’ont pas été, ni le 18 juillet 1870, ni le 11 octobre 1962, ni le 28 février 2013. L’avenir est grandement ouvert.



[1] Philippe Levillain, La Papauté foudroyée. La face cachée d’une renonciation, Paris, Tallandier, 2015.

[2] Texte dans Définitions et symboles de l’Eglise catholique, Denzinger-Hünerman 3050 à 3052.

[3] Un événement considérable se prépare depuis longtemps, le Concile Pan-orthodoxe des Eglises d’Orient. Il devrait, je crois, être l’objet de la prière instante des Eglises d’Occident – d’abord et surtout pour qu’il porte ses fruits de salut, mais aussi à cause de l’absence d’une autorité ultime qui puisse terminer les débats.

Share